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On choisit de pratiquer un loisir afin de s’évader, se libérer de ses angoisses ; il faut pour cela dégager du temps libre mais la poterie permet vraiment de relâcher la pression. Vous remarquez tous ces verbes ? Mais quelle est vraiment la place de la liberté en céramique ? Y-a-t-il certaines contraintes desquelles on ne peut se soustraire ? C’est la question qu’on va se poser ensemble.
En quoi la réhabilitation des techniques ancestrales donne-t-elle un nouvel espace de liberté au céramiste contemporain ? Malgré toutes les contraintes de la matière, dans quelle mesure le potier reste-t-il libre de s’exprimer à travers son art ?
Cette réflexion s’appuie principalement sur 3 œuvres : l’essai Le poème céramique – Initiation à la poterie de Daniel de Montmollin (frère de Taizé, aussi connu sous le patronyme de Frère Daniel), céramiste suisse particulièrement (re)connu pour ses recherches sur l’élaboration d’émaux de haute température ; le livre La sagesse du potier de Jean Girel, céramiste d’art ayant exploré de nombreux domaines, et insistant beaucoup sur le sens qu’on lui donne ; et la thèse d’Elisa Ullauri Lloré intitulée « Céramique contemporaine, un monde de l’art périphérique : Repenser les frontières artistiques par la céramophilie ». Des parallèles seront aussi faits avec les jeux vidéo et la réalité virtuelle. Après avoir évoqué le choix des techniques de fabrication et les contraintes imposées par la cuisson, nous nous concentrerons sur l’ambivalence entre tradition et modernité, et la possibilité de faire rejaillir des techniques anciennes. Enfin, nous interrogerons la société actuelle et la figure du potier aujourd’hui.
Le premier espace de liberté en céramique est bien sûr la matière avec laquelle le potier choisit de travailler. Il peut choisir de la faïence, du grès ou de la porcelaine, qui se distinguent par leur température de cuisson et donc leurs propriétés physiques (poreux ou vitrifié, opaque ou transparent, notamment). La couleur de la terre est aussi un critère de choix : une argile rouge, chargée en oxyde de fer, n’a pas le même rendu que la blancheur de la porcelaine. Sur ce point, Daniel de Montmollin dit que « Le potier est tout d’abord un homme du sous-sol » (p.25), car le choix de la terre va conditionner toute la suite de son travail. C’est la connaissance du matériau qui permet de faire un choix éclairé. Vient ensuite le choix de la technique de fabrication. Celles-ci sont très variées et procurent des sensations différentes (tactiles lors de la fabrication, visuelles ensuite, car la dynamique d’un objet réalisé à la plaque est différente de celle qu’un bol tourné par exemple).
Dans La sagesse du potier, Jean Girel dit : « Le maçon n’existerait pas sans la truelle, ni le forgeron sans le marteau et l’enclume, ni le peintre sans les pinceaux. Le potier, lui, peut se passer d’outil : sa main lui suffit. » (p.37). Il énumère ensuite toutes les techniques de façonnage que le potier est libre d’utiliser, et les différentes possibilités techniques que chacune permet : modelage, pincé, plaque, colombin, estampage, moulage par coulage, et bien sûr tournage. Cette dernière est souvent celle à laquelle on pense en premier, car c’est celle qui est représentée dans les films ou dans la culture populaire (cf mon article à ce sujet). Daniel de Montmollin dit qu’« il n’existe pas de méthode engendrant à la fois tant de liberté, de spontanéité, d’expression directe et rapide au service d’une recherche plastique » (p.31). Le tournage est en effet une méthode de fabrication dans laquelle toute modification de forme peut se faire spontanément. Toutes les formes de pot peuvent être tournées, mais le potier peut-il réellement se diriger vers la forme qu’il souhaite faire ?
La réponse n’est pas si évidente, pour plusieurs raisons. La première contrainte, la plus évidente, est la symétrie de révolution : on ne peut pas tourner un vase cubique. Daniel de Montmollin parle ainsi de « se libérer du cercle » en exploitant d’autres techniques. La difficulté de cet apprentissage entrave la liberté en céramique, ensuite : « Ainsi l’art difficile du tournage s’apprend et même doit constamment s’exercer, au même titre qu’un musicien accompli qui chaque jour refait ses gammes. Certes, le potier est libre de tourner ce qu’il veut, c’est même ainsi que le Zorbas de Kazantzaki définit la liberté. Mais cette liberté au départ est encore peu de chose. La liberté qui conduit à la création de l’objet résulte d’une maîtrise préalable. » (p.16).
Comme Frère Daniel l’explique ici, au début, le choix de l’objet qu’on tourne est guidé par la forme que prend la terre, les erreurs qu’on fait, les retouches qu’on doit apporter … Débutant, on peut difficilement choisir quelle forme tourner, car il est déjà difficile de diriger ses propres mains sans se faire emporter par la rotation ou les aléas de la matière ! La répétition des gestes dans une sorte de transe, donne enfin l’impression d’être contraint, de s’enfermer dans un certain type de forme. Le tournage en série est en réalité un passage obligé pour accéder à la liberté de tourner ce qu’on souhaite : selon Jean Girel, « Seule la répétition du geste conduit à sa liberté ; s’il n’est pas intégré dans l’inconscient du corps, c’est la matière, l’outil, la force centrifuge ou la pesanteur qui auront le dessus. […] On pourrait les croire fastidieuses, ce sont au contraire des moments de grande liberté où, le corps occupé, l’esprit est libre de vagabonder, de méditer sur les pièces à venir, ou de tout simplement s’abandonner au moment présent. » (p.84). Au-delà d’une étendue de possibilités plastiques très large, c’est donc la liberté de l’esprit qui s’acquiert par le tournage manuel.
La thèse d’Elisa Ullauri Lloré cite Jean Girel qui parle du « souffle de liberté des années 1950 » en France (p.42), moment à partir duquel les céramistes ont vraiment exploité d’autres techniques, et ainsi début de la céramique moderne. J’aborde cet aspect plus en détail par la suite. Tout comme on peut choisir le jeu vidéo avec lequel on va jouer, on peut aussi choisir sa terre, ses techniques de fabrication, sa courbe de cuisson. Mais tout ceci doit se faire dans le cadre qu’a prévu le concepteur du jeu vidéo ; il y a des passages obligés pour accéder au niveau supérieur. De même dans la poterie, le concepteur du jeu serait mère Nature, qui a fixé les lois physiques à respecter. Si on se décourage et qu’on arrête le jeu avant d’avoir réussi, on passe à côté de la joie profonde d’avoir réussi à fabriquer soi-même un bel objet, duquel on a choisi la forme et la couleur.
La cuisson des poteries est le deuxième lieu de liberté en céramique, et le caractère libre ou contraint du céramiste à ce moment-là mérite qu’on s’y penche. En effet, les contraintes techniques sont très nombreuses lors des deux cuissons par lesquelles doivent passer les pièces céramiques : l’émail utilisé, la courbe de température, la température maximale atteinte, la position des pots dans le four, l’humidité de l’air, sont autant de facteurs qui influencent la cuisson. C’est pour cela que cette étape est celle lors de laquelle le potier doit s’abandonner à la Nature, car il n’a plus prise sur son travail. Elisa Ullauri Lloré, dans sa thèse, cite Claude Champy, qui affirme : « L’idée de me servir de l’argile et du feu, pour moi, c’est accepter par avance qu’une partie du résultat final puisse m’échapper (en négatif ou en positif). Je me sens plus au service, à l’écoute de la terre et du feu que le contraire. Je pense qu’il en est en bonne partie de même pour les peintres que j’admire » (p.93). Comme il le dit très justement, une partie du résultat lui échappe « en négatif ou en positif » : remettre sa liberté dans les mains du feu peut autant ruiner des pots (explosion, émail qui coule…) que produire des effets incroyables.
Par exemple, la cristallisation est un effet très rare et recherché qui nécessite une grande maitrise des émaux. Selon Juliette Vivien, jeune céramiste française spécialiste de ces effets sur porcelaine, un tiers des pots sont ratés, un tiers est moyen, et un tiers est réussi, selon . Comme elle le dit dans le podcast Voies sorti récemment, elle a dû arrêter la cristallisation pendant un moment, tant l’imprévu et le sentiment d’impuissance que provoquaient les cuissons étaient source d’angoisse. Jean Girel explique cela ainsi : « L’art des hautes températures n’est pas une mathématique, mais une somme d’interactions. La couleur n’est pas tant une affaire de quantité de pigments que le résultat d’une suite de phénomènes. » (p. 59). C’est pour cela qu’une recette d’émail n’a pas de grande valeur en soi : c’est la suite d’actions menées pour sa fabrication, de techniques d’application sur le pot, de conditions de cuisson, qui va révéler la couleur.
Le potier, bien qu’extrêmement rigoureux, est contraint par le très grand nombre de facteurs sur lesquels jouer pour qu’une cuisson soit réussie. Même très bien choisis, le potier doit accepter de ne pas être complètement libre et permettre à la Nature de modifier ses créations, pour le meilleur et pour le pire. C’est pour cela qu’au début du Poème céramique, on lit que le double choix « du tournage manuel et des techniques de hautes températures » apparait comme le « plus spécifique de la poterie, chargeant la vie du métier de sa plus haute intensité » (p.10). En effet, le choix des terres de haute température (grès et porcelaine) permet plus de recettes qu’en basse température (faïence), et la part d’imprévu y est plus importante, donc l’étape du défournement est d’autant plus intense.
Par ailleurs, la liberté en céramique s’exerce aussi dans le choix des techniques qu’il utilise. La poterie, en tant qu’art ancien, s’enrichit de techniques plus modernes, que ce soit au niveau du façonnage, des décors ou de la cuisson. Certaines de ces techniques modernes ont un vrai intérêt, dans le sens où elles rendent beaucoup plus rapides la production. C’est au céramiste de faire le choix d’utiliser la technique ancestrale, ou de faciliter son travail par une technique plus moderne, qui enlèvera parfois un peu du charme du savoir-faire ancien. C’est le cas par exemple des fours électriques, qu’on peut installer facilement chez soi, et sur lesquels il suffit de cliquer sur un programme pré-enregistré pour lancer la cuisson.
À ce sujet, Bernard Dejonghe cité dans la thèse « Céramique contemporaine, un monde de l’art périphérique : Repenser les frontières artistiques par la céramophilie », dit : « Faire fonctionner un four à bois demande un savoir, cela ne s’improvise pas » (p.97). Ainsi, utiliser un four à bois s’entend comme le choix de la difficulté assumée, voire d’un défi opposé à l’« ennui » et au choix facile du four électrique. Ce choix est néanmoins pertinent, car l’atmosphère de cuisson dans un four à bois étant réductrice, elle permet de faire naitre certaines couleurs qu’on ne peut pas obtenir aussi facilement dans un four électrique, à atmosphère oxydante.
Daniel de Montmollin affirme que « Si [le potier] vient à s’aider par la suite de machines, il ne regrettera pas l’enseignement précieux de ses expériences archaïques » (p.44) : la cuisson en four à gaz ou à bois permet de comprendre les phénomènes en jeu dans un four électrique. Ensuite, il arrive que la céramique contemporaine reprenne des caractéristiques de la céramique traditionnelle : par exemple, la pyrite est très à la mode de nos jours. Ce sont des petits éclats de métal, autrefois considérés comme des défauts dans la terre, et qui sont aujourd’hui volontairement incorporés dans celle-ci. Le rendu est très moderne, comme expliqué page 40 par Daniel de Montmollin.
Cette dualité entre céramique traditionnelle et moderne voit aussi éclore des réflexions sur les techniques employées : la thèse d’Elisa Ullauri Lloré mentionne une œuvre monumentale que le duo d’artistes Dewar et Gicquel a réalisé en terre crue (kaolin). « Est-ce de la céramique malgré l’absence de cuisson ? » (p.116). Il s’agit ici de repenser les techniques anciennes à tel point qu’on s’en affranchisse complètement. Le four à bois, remplacé par le four à gaz puis le four électrique, pourrait enfin ne plus être utilisé, rendant l’œuvre éphémère.
La céramique moderne, en plus de revisiter les techniques et courants anciens, les transforme parfois, et les fait voir sous un nouveau jour. La thèse explore particulièrement ce point, avec plusieurs exemples. Le premier est celui de Bernard Dejonghe qui joue entre céramique et verre, et mêle parfois les deux. Cela est perçu dans une dimension de liberté : « Je crois qu’un peintre peut avoir la liberté de changer de papier sans qu’on lui pose cette question. Le langage continue et il s’agit de langage » (p.90). A partir de son métier de céramiste, il exploite son expérience pour s’exprimer différemment à travers du verre, matériau dont les caractéristiques techniques sont très semblables à celles des céramiques.
Il n’est pas le seul à se poser la question de l’ajout de verre, pour ne pas se cloisonner à la terre. Jean Girel, dans La sagesse du potier, se demande : « Faut-il que le potier devienne un designer qui délègue à l’industrie le soin de réaliser ses projets ? […] Doit-il même faire le deuil de son attachement à ce matériau spécifique – la terre – pour trouver sa liberté dans la mixité des techniques, au gré de l’inspiration ? » (p.10). Notons ici que ce sont les techniques modernes de cuisson qui permettent de mieux gérer les températures, et donc de permettre ces associations entre terre et verre. Cette liberté en céramique ne pouvait que plus difficilement être prise lors des siècles derniers, car cette technique n’est pas possible avec un feu mal maîtrisé.
Enfin, la thèse parle de l’artiste belge Johan Creten et de la transdisciplinarité dans son travail (il réalise de nombreuses œuvres en bronze et d’autres matériaux). Il fait un usage « libre » et expérimental de certaines techniques, comme la technique du pastillage qui date du XVIII siècle, qu’il revisite d’une manière plus moderne sur ses bustes féminins (p.112). Cette technique consiste à apposer de très nombreux morceaux de terre sur une sculpture, chacun préalablement modelé, pour donner un effet de style intéressant, que l’on peut comparer à l’impressionnisme en peinture. Grégoire Scalabre utilise aussi cette technique sur ses sculptures : il tourne puis colle des milliers de pots miniatures sur une forme conséquente, revisitant aussi la technique du pastillage. Les céramistes contemporains remettent donc ce style ancien au goût du jour, d’une manière différente qu’autrefois.
Le revers de la médaille est que l’art céramique est devenu très accessible depuis un quart de siècle. Les ateliers d’initiation fleurissent partout en France. Cela peut mettre en péril le savoir-faire des céramistes, car il n’est plus nécessaire de connaitre les bases théoriques, donc il est plus difficile de trouver un réel connaisseur. Daniel de Montmollin dit ainsi que « La connaissance des lignes de force de ce métier semble perdue pour la plupart, au moment où justement la poterie retrouve une nouvelle estime » (p.10). Il évoque aussi « cette habitude prise de demander aux usines spécialisées des émaux tout cuits dont la palette, du fait de cette demande, s’est largement enrichie. Il résulte de cela qu’il n’y a plus ou presque plus d’artisanat de l’émail et que par conséquent il est devenu difficile de se faire enseigner cette technique dans un atelier » (p.55). Notons que le choix d’acheter des émaux tout faits ou de les fabriquer soi-même, avec toutes les difficultés que cela induit, est un vrai espace de liberté en céramique.
Malgré cela, la poterie est en train de prendre un nouveau tournant, et le covid y est pour quelque chose. En effet, les confinements et la généralisation du télétravail ont donné aux Français l’envie d’aménager leur intérieur : c’est la raison pour laquelle les Manufactures d’art ont réalisé un très beau chiffre d’affaires ces dernières années. La thèse d’Elisa Ullauri Lloré cite Maud Grillet qui dit que « De tout ce temps, à côté de [sa] vie professionnelle, la céramique était un champ de liberté » (p.269). Liberté de faire de ses mains, dans un monde où celles-ci passent de trop nombreuses heures sur un clavier d’ordinateur, de savoir regarder vraiment, de vivre le temps présent … Autant de raisons qui poussent les débutants dans cette activité, comme en témoigne la hausse brutale de membres sur les groupes Facebook de céramistes depuis deux ans. Malheureusement, les questions de ceux qui ont acheté un four sur un coup de tête témoignent d’une grande méconnaissance des principes de base. En même temps que me réjouir que de nombreuses personnes découvrent cet espace de liberté incroyable, je trouve ça un peu dommage que trop croient pouvoir maîtriser en quelques semaines des savoir-faire qu’il faudrait une vie entière pour assimiler !
C’est en ce sens que la thèse a une réflexion très juste sur un nouveau phénomène : « Ce que [Charles Leadbeater et Paul Miller] appellent la ‘’pro-am révolution’’ concerne la figure hybride entre l’amateur et le professionnel et dont l’activité aurait influencé la forme actuelle de nos sociétés, depuis les deux dernières décennies. » (p. 332). La figure du « pro-am » concerne de nombreux corps de métier, comme les métiers de la cuisine par exemple, mais est particulièrement vraie pour la céramique.
Ainsi, la liberté en céramique est un sujet clé : dans le façonnage, le décor ou encore la cuisson, le caractère libre ou contraint du céramiste n’est pas si évident. Le rapport du potier aux savoir-faire traditionnels est sans cesse revisité grâce aux techniques actuelles. On peut noter l’apparition de l’impression 3D de céramiques, technique utilisée depuis longtemps pour l’industrie, mais qui est réexploitée pour l’art, à travers le « parametric design ».
>> Cet article me donne l’idée d’en écrire d’autres, inspirés par la devise nationale française ! Ils feraient une petite série, sur les thèmes « L’égalité en céramique » et « La fraternité en céramique« . J’ai déjà quelques idées, les références ne seraient peut-être pas aussi fournies, mais ça serait plutôt une réflexion personnelle. La suite de « La liberté en céramique » vous tente ?
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